Manifestation à Santiago du Chili et bombes lacrymogènes
- Merly
- 14 oct. 2020
- 12 min de lecture
Dernière mise à jour : 15 oct. 2020

Depuis un certain temps je ne savais pas comment débuter mon article à propos de l’Estadillo Social chilien. Je pensais l’expliquer de façon chronologique pour donner les faits, causes et conséquences de ce mouvement mais cela ne me plaisait pas. Et aujourd’hui il m’est arrivé une aventure qui donne une tournure nouvelle à tout cela. Il s’agit d’une parfaite introduction.
Lundi 12 octobre 2020.
Jour férié au Chili en commémoration de la découverte du continent américain par Christophe Colomb il y a plus de 500 ans.
8h30.
Mike avait rendez-vous chez le médecin en plein cœur historique de Santiago. Les rues étaient désertes et le soleil écrasant. Après un important retard du docteur et de longues consultations, on finit par sortir du cabinet. Avec Mike et Susana (notre colocataire chilienne) on s’est alors mis en quête d’un endroit où prendre un petit-déjeuner, quête complexe car qui dit jour férié dit cafés fermés. Après avoir tourné un peu dans le centre, on a fini par trouver LE café ouvert.
11h30.
On demande un sandwich, des œufs et un hot dog mais la serveuse nous répond sans amabilité qu’il est tôt et qu’ils ne vendent rien de chaud, qu’on doit encore attendre au moins une heure pour cela. On se contente donc d’un café ou d’un thé. Un pigeon me bombarde. On finit notre petit-déjeuner « light » et on décide d’aller plus à l’est de la ville dans un quartier où les petits bars/restaurants sont ouverts. Le quartier Lastarria.
12h45.
Ambiance un peu bohème, culturelle, et chic. Quelques stands dans la rue proposent de l’artisanat, on flâne, on admire quelques fresques puis on remarque une soudaine affluence dans la rue. Beaucoup de drapeaux mapuches, un peuple autochtone du Chili et d’Argentine. On avance à contre-courant des gens jusqu’à atteindre une artère principale de la ville.
La rue est bloquée aux véhicules et est uniquement remplie de passants ou de spectateurs. Un peu plus loin on voit la foule : une manifestation. On réalise alors que le 12 octobre était auparavant célébré « le jour de la race », les Américains (les habitants du continent américain) y célébraient l’arrivée de Christoph Colomb. Mais depuis quelques années les pensées ont évolué et il n’y a plus grand-chose à fêter car cette date rappelle le début de l’oppression espagnole, de tous les peuples natifs qui ont été persécutés, de toutes les richesses naturelles qui ont été volées… Bref.
La marche pacifique à laquelle on est sur le point d’assister est menée principalement par le peuple mapuche qui s’est depuis toujours opposé aux Espagnols, leur a fait la guerre et les a empêchés de poursuivre leur conquête plus au sud. Malheureusement la trêve qui avait été signée lorsque le Chili se trouvait sous domination espagnole s’est dissoute au moment de l’indépendance chilienne et, depuis, le peuple mapuche doit à nouveau se battre pour se faire respecter. Mapuche signifie en mapudungún « peuple de la terre ». Ils prônent le respect de leur environnement, la protection des montagnes et de la nature.
Fin de la digression sur le peuple mapuche, mais ce qu’il faut retenir c’est qu’ils sont en totale opposition avec le gouvernement chilien et qu’ils sont opprimés par celui-ci. Le 12 octobre ne représente pas grand-chose de bénéfique pour eux donc ils ont lancé un appel à manifester. Drapeaux mapuches, chants et marcheurs, voilà ce qu’on a vu défiler ! Il y avait même des vendeurs d’eau et de paquets de chips.
Sur le trottoir avec de nombreux autres spectateurs on regarde cette marche, ce défilé aux drapeaux colorés et aux chants de contestation. En regardant au loin on a finalement compris pourquoi le cortège avançait. Des canons à eau. Des nuages de fumée. Une seconde plus tard on a senti le gaz lacrymogène nous piquer les yeux. On portait tous des masques (merci la COVID) mais cela n’était pas suffisant. En voyant des camions blindés ratisser la rue (5 véhicules de front) pour faire avancer/chasser les manifestants on a préféré battre en retraite. On est malgré tout resté en retrait dans une rue perpendiculaire afin d’observer le « défilé » à distance raisonnable.
Manifestants qui avancent calmement. Jets d’eau qui arrosent la foule. Détonations. Puis le premier « zorrito » arrive, un véhicule blindé qui à mes yeux est un char à roues. Il s’immobilise sur l’avenue principale, face à la rue où nous nous trouvons. Apparaissent ensuite les « guanacos » qui sont ces camions blindés avec canons à eau.
Les manifestants sont très peu nombreux. Mes yeux me brûlent, je pleure, j’essaye de continuer à voir. La main en visière, je décide de filmer ce qu’il se passe. Soudain, un mouvement de foule et au coin de la rue les CRS arrivent en courant. « Paco », nom péjoratif donné à ces militaires/policiers/CRS chargés de la sécurité publique et qui s’en donnent à cœur joie dans les manifestations. Si tu es attrapé, tu seras passé à tabac, embarqué et probablement relâché. Ou pas. Il y a actuellement beaucoup de prisonniers politiques au Chili, des manifestants qui sont retenus pour « trouble à l’ordre public » et c’est d’ailleurs l’une des demandes de cette marche, la remise en liberté des prisonniers politiques mapuches.
Alors, lorsqu’on voit ces CRS chiliens débarquer au coin de la rue au pas de course, avec leurs boucliers… Panique. On court. Tout le monde court. « Ils nous chassent », j’entends par-dessus mon épaule. J’essaye de repérer Mike et Susana dans la foule, nos yeux nous brûlent, on est pourtant à une bonne vingtaine de mètres de la zone de « conflit ». Mais qu’importe, on continue de courir. On se réfugie dans une impasse commerciale puis on se retourne et les CRS ne sont pas derrière nous. On sort de notre « cachette ».
Mike a la gorge en feu, il crache ses poumons. Moi, ce sont mes yeux qui sont en feu, je pleure tellement que je peine à les garder ouverts. Une manifestante me propose un spray fait d’eau et de bicarbonate -fait maison- pour atténuer les effets du gaz mais sans grand succès. Susana me guide par le bras, ses lunettes la protègent plus et elle a une certaine habitude. On s’éloigne de l’avenue principale. Un couple s’approche, l’homme inonde mon masque d’alcool à 90° à respirer pour ne pas sentir les effets du gaz (oui, je toussais à cause de l’alcool à la place, mais après quelques minutes nul doute que c’était efficace). Sa compagne me propose elle aussi du spray eau + bicarbonate pour les yeux. Je vais mieux. Mes yeux me brûlent encre un peu, mais je peux les ouvrir et m’orienter sans problème.
Mike filme. La situation se calme. Le gaz se disperse. On a fait demi-tour et 50 mètres plus loin on est de retour au cœur du quartier commercial Lastarria. On observe quelques danses mapuches puis on voit un camion blindé se diriger dans notre direction. Tout le monde dans la rue s’immobilise et lorsqu’ils bifurquent on soupire de soulagement. Les huées sont nombreuses ainsi que les insultes. Une artisane nous dit alors que, bien qu’ils soient dans une rue piétonne, il est déjà arrivé que les CRS viennent avec leurs camions blindés pour tout bousculer/casser et dans ces cas-là ils prennent leurs affaires et se mettent à courir.
Notre trio reprend sa marche, on passe devant un excellent glacier et on se rappelle qu’initialement on cherchait un endroit où déjeuner. Le quartier Lastarria et son air lacrymogènique nous poussent à choisir une autre destination. Le quartier Bellavista.
13h25.
On voit au loin la place Baquedano (ou place d’Italie) renommée Place de la Dignité depuis le début de l’Estadillo Social. On aperçoit des voitures blindées et on réalise que la manifestation pacifique qu’on avait vue juste avant se rend en direction de cette place où se trouve une multitude de CRS. On observe de très loin et on décide de bifurquer pour rejoindre le pont car de l’autre côté du fleuve Mapocho se trouve le quartier où l'on compte finalement aller manger. Autour de nous, dans le parc, il y a des petits groupes d’amis, des familles avec enfants ou chiens, des vélos qui passent… Comme on imagine un parc lors d’un jour férié ensoleillé. Beaucoup sont assis dans l’herbe et l’ambiance est détendue. Jusqu’à ce que de l’autre côté du parc plusieurs fourgons blindés arrivent accompagnés d’un canon à eau. Les CRS courent avec leurs boucliers, un ou deux individus à vélo lancent des pierres sur les fourgons (blindés = utilité limité) et on bat rapidement en retraite.
Ils s’arrêtent au niveau du pont et on les observe, prêts à courir dans l’autre sens. À côté de nous, une inconnue chilienne nous explique que c’est leur stratégie de la peur car en fin de compte même ceux qui ne manifestent pas craignent d’être la cible des CRS. Les fourgons passent devant nous, les insultes pleuvent mais on profite de ce calme relatif pour se diriger vers le pont. Les CRS sont immobiles et n’empêchent pas les piétons de traverser le fleuve.
Malheureusement on aperçoit au loin, sur l’autre rive, des mouvements de foule puis des jets d’eau accompagnés de nuages de fumée… On comprend rapidement que la manifestation remonte le fleuve sur l’autre rive et la trentaine de CRS postés devant le pont se remet en mouvement.
Au pas de course ils traversent le fleuve pour prendre en étau les manifestants, leurs véhicules blindés les devançant. On imagine la situation un peu plus loin, le piège qui se tend de manière à ce que les manifestants (dans le cas où il s’agisse bien de manifestants) ne puissent pas s’échapper tandis que l’air se rempli de gaz lacrymogène.
Bien, on n’ira donc pas manger dans le quartier Bellavista non plus.
On se replie vers le centre historique, discutant de ce dont on venait d’être témoin. Et c’est ce que je vais faire avec vous, je vais vous raconter quelques détails supplémentaires qui méritent d’être relevés.

Observateurs de l’Institut National des Droits de l’Homme :
Au début de la marche mapuche, j’ai repéré trois individus habillés en combinaisons orange fluo avec du rembourrage dans le dos et des protections. Casque noir, lunettes opaques de protection qui couvrent la moitié du visage, masque à gaz… Présents à chaque rassemblement, ils sont témoins de tout ce qu’il se passe, du respect (ou non) des droits de l’Homme, du comportement des manifestants, mais surtout de la répression policière. Ils aident également les manifestants qui se font embarquer en les identifiant afin qu’ils ne disparaissent pas.
Première ligne et Croix Rouge :
Tandis qu’on se repliait dans le quartier Lastarria, on a aperçu un groupe de quinze individus ressemblant des pompiers. Tenues bleu foncé, bandes phosphorescentes, casques de sécurité et multitude de protections. Ce sont eux qui sont en première ligne dans les manifestations et au contact avec les CRS. Certains ont un rôle de médecin comme les volontaires de la Croix Rouge. Ils vont chercher tous les manifestants blessés, ceux qui ont été sonnés, rendus aveugles, etc. pour les mettre à l’abri, leur donner les premiers soins et prévenir les urgences. D’autres sont moins pacifiques et s’occupent de récupérer les bombes lacrymogènes pour les renvoyer du côté des CRS, ils font front contre les CRS et fabriquent leurs propres boucliers. Ils protègent le reste du cortège ainsi que toute personne blessée ou ayant besoin d’assistance. Aux yeux de la loi ils sont ceux qui brisent le mobilier urbain et brûlent les métros et arrêts de bus, construisent des barricades, lancent des projectiles/pierres contre les représentants de l’autorité.
Kit du manifestant :
Masque, lunettes de protection, sifflet, bouteille d’eau avec du bicarbonate. Si ton kit n’est pas complet tu peux compter sur les autres manifestants pour t’aider, partager ou te guider. Certains ont également de longs bâtons/clubs de golf/manches à balai auxquels ils accrochent leurs drapeaux et banderoles lors de la marche.
Negro Matapacos :

Chien illustrant ce texte, au pelage noir (d’où son nom) et au foulard rouge. Il accompagnait les étudiants et autres manifestants depuis 2010 à Santiago. Affectueux et joueur, ce chien se métamorphosait lors des marches de protestation et attaquait les CRS en première ligne aux côtés des manifestants. Matapacos en traduction littérale donne « Tueur de CRS » en référence à son comportement agressif à l’encontre de force de l’ordre. Il s’agit d’un symbole fort de la lutte contre l’oppression. Un documentaire a été réalisé en son honneur et il est décédé en 2017.
Guanaco :
Animal, cousin sauvage du lama. Mais également petit surnom des canons à eau montés sur les camions blindés. Achat du gouvernement en début de pandémie (pour fêter le pic de contagion ?) : des millions bien investis. Plus précisément 12 millions d’euros. *Moment pub* « Contiennent 6000L d’eau ! Un jet d’eau qui porte jusqu’à 30m avec une force suffisante pour briser les barricades ! » (et blesser les manifestants ?). Pourquoi investir dans des recherches de médicaments, des tests pour détecter la COVID ou des hôpitaux ? Saviez-vous (non, probablement pas) que, lors des émeutes d’octobre 2019, de nombreux manifestants ont été brûlés par cette eau qui les douchait ? L’un d’eux a risqué beaucoup pour s’approcher des canons et récupérer un peu de cette eau dans une bouteille et après analyse… Oh, tiens, ce n’était pas que de l’eau, il y avait aussi de l’acide. Mais évidemment le gouvernement dément, ce ne serait que de l’eau. Un rapport d’observation réalisé par de nombreuses ONG (dont la Fédération Internationale pour les Droits de l’Homme et l’Organisation Mondiale Contre la Torture) informe pourtant que d’après leurs renseignements les CRS sont autorisés à ajouter du gaz lacrymogène à l’eau des canons lorsqu’ils trouvent la foule trop « mouvementée ».
Zorrillo :
La traduction est mouflette. Ces véhicules blindés possèdent des canons à « bombes de bruit » ainsi que de bombes lacrymogènes, certaines partent en direction du sol mais -selon ce fameux rapport d’observation des ONG- il y a également des canons situés à hauteur de visage… Ces véhicules sont également dotés de canons à eau plus bas que les guanacos et d’une portée de 5m.
Camionnettes blanches aux vitres barricadées :
Ce sont les fourgons où les manifestants qui sont attrapés se retrouvent embarqués. Pendant notre périple on a pu voir trois de ces fourgons ; ils bougeaient constamment et suivaient « l’action ». Il s’agissait des mêmes fourgons à chaque fois (parce que l’un d’entre eux avait subi une attaque de peinture donc on le reconnaissait de loin), mais les vitres teintées empêchaient de voir l’intérieur et s’il y avait ou non des « prisonniers ».
« Paco Culiao » :
Insulte à l’encontre de tous les CRS. Paco est leur surnom péjoratif et culiao signifie littéralement enculé.
Les « pacos » sont des carabiniers, une branche différente de la police, qui ne sortent habituellement qu’en cas de nécessité bien qu’avec la quarantaine ils patrouillaient aussi les rues. Ils sont surentrainés et ceux qui participent aux manifestations reçoivent une formation spéciale. En lisant les rapports d’observation des différentes ONG, il en ressort que ces CRS chiliens crachent allégrement sur les droits de l’Homme ainsi que le respect de tout individu et ils abusent de leur pouvoir. Du côté de la population, ils sont haïs car ils obéissent au pouvoir et violentent le peuple qu’ils sont supposés protéger.
Médias, réseaux sociaux et vidéos :
Vive la technologie. Grâce aux live réalisés lors des manifestations et à toutes les personnes qui filment ou prennent des photos, il est possible de savoir exactement ce qu’il se passe sans compter la présence de nombreuses caméras de surveillance des différents bâtiments alentours. Par exemple, https://www.galeriacima.cl/ filme en direct 24/7 la place de la Dignité qui est le cœur de toutes les manifestations. Vous pouvez aller y faire un tour par curiosité même si, depuis la sortie de quarantaine, la présence des CRS y est constante et qu’ils veillent à ce que les manifestations ne parviennent pas jusqu’au centre de la place.
À plusieurs occasions, le comportement abusif et meurtrier de certains CRS a été prouvé en vidéo tandis qu’ils attaquaient des manifestants (ou des individus qui se trouvaient au mauvais endroit au mauvais moment ?). Toutefois, malgré ces preuves, les conséquences de leurs actes sont minimes ce qui ne fait qu’augmenter la rage de la population ainsi que leur sentiment d’injustice face à cette impunité.
Ceci nous amène au cœur du problème : le pays est polarisé.
On est soit du côté pouvoir/politique/CRS/répression soit du côté peuple/pauvres/rebelles/martyrs, il n’y a pas d’entre deux. Et, suite à cette journée que j’ai vécue, je comprends pourquoi. Jusqu’à présent je trouvais tout cela très radical, exagéré, mais... une seule de ces marches m’a suffi à comprendre pourquoi la demi-mesure est impossible. Pourquoi le peuple chilien est autant en colère. Il ne s’agissait là que d’une marche, pacifique et sans trouble. J’étais assez loin. Pourtant j’ai ressenti cette peur lorsque les CRS sont apparus au coin des rues, au pas de course, avec leurs boucliers. Et je l’ai ressenti après, lorsque je les ai revus au loin sur le pont. J’ai eu ce réflexe de reculer lorsque les véhicules blindés sont passés devant moi dans le parc.
On m’a dit de lever les bras en signe de reddition, pas que cela change grand-chose, mais sait-on jamais. De courir s’accrocher à un arbre (derrière) si jamais on ne peut échapper au Guanaco. De ne pas se faire attraper et de partir en courant dès que notre instinct nous crie que la marche va virer au drame.
Finalement il y a eu plus de peur que de mal, nous n’avons pas été réellement en danger. Cependant je ressasserai ces souvenirs de bombes lacrymogènes, le bruit des canons ainsi que leur « odeur » qui brûle les yeux et la gorge. Cette volonté de voir ce qu’il se passe et de ne pas vouloir fuir, volonté mise à mal par la peur de ce qui pourrait arriver. La sensation d’être un criminel alors que non, absolument pas.
Et dire que le 18 octobre l’Estadillo Social fêtera ses un an...
Je n’ose imaginer comment tourneront les choses lorsque les Chiliens célèbreront le début de leur révolution et que la population sortira massivement dans la rue…
-Merly
PS : Mike a publié une vidéo au sujet de cette manifestation >> ici << et je vous encourage à la regarder pour mieux comprendre l'histoire que je vous ai contée.
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