Retraites au Chili : l'arrivée de la loi tant espérée
- Merly
- 15 août 2020
- 7 min de lecture
Retirer 10% de ses économies pour la retraite

Durant la pandémie la source première d’information est la télévision. Il n’y a que huit canaux à Santiago, autrement dit on y trouve difficilement son bonheur. Les chaînes d’information donnent les mêmes nouvelles en boucle. Il n’y a pas grand-chose de « divertissant » à part le canal d’éducation infantile ainsi que les rediffusions de jeux de lettres ou d’émissions de cuisine dans la soirée. Mais en journée il n’y passe que des journaux d’informations en continu qui parlent uniquement du COVID-19. Du moins c’était le cas jusqu’à ce que le sujet du « retrait de 10% de l’AFP » soit abordé. Et vous me direz : 10% de quoi ?
Voilà donc un texte de vulgarisation qui parlera retraite, économie et politique.
A.F.P. sont les initiales de : Administradora de Fondos de Pensiones, ce qui donne en français : Administration de Fonds de Pension. Ce sont des entreprises privées anonymes qui administrent les fonds de retraites des Chiliens, une sorte de « tirelire-retraite ».
Je vais faire quelques approximations pour expliquer le système des retraites au Chili afin que cela reste simple et compréhensible. À chaque paye, 10% du salaire est retenu par l’employeur pour être versé à une AFP. Le salarié n’a aucune démarche à faire et, tous les trois mois, il reçoit une attestation de son AFP qui l’informe de son solde pour la retraite.
La plus grande partie de cette épargne est réalisée par le salarié même si l’État offre parfois des primes. Il a un budget X qu’il distribue entre chaque « tirelire ». Le même budget est accordé aux militaires et aux forces spéciales mais, puisqu’ils sont nettement moins nombreux, cette prime est bien plus importante et elle est même parfois supérieure au propre apport du militaire. L’autre différence majeure entre ces deux systèmes est que les militaires peuvent prendre leur retraite après 30 ans de service. Le reste des Chiliens doit attendre l’âge de 60 ou 65 ans selon leur sexe, les hommes atteignant la retraite cinq ans plus tard que les femmes.
Une fois qu’un travailleur atteint l’âge de la retraite, son AFP calcule l’argent qui a été économisé dans sa « tirelire » et qui correspond globalement au 10% de la somme du travail de toute sa vie. L’AFP calcule ensuite la pension que recevra le retraité chaque mois. Elle divise l’argent de manière à ce que le retraité touche une pension de ses 60-65 ans à ses 110 ans (la valeur de la pension augmente à l’âge de 70 puis 75 ans). Autrement dit, si l’ex-salarié désire toucher la totalité de l’argent qu’il a épargné tout au long de sa vie active il lui faudra vivre 30 ans de plus que l’espérance de vie moyenne au Chili.
Le fait de répartir la « tirelire » sur 45 ou 50 ans fait que les pensions ainsi reçues sont particulièrement basses. Un seuil minimal est imposé par le gouvernement d’environ 150 euros pour une retraite dite « normale » bien que plusieurs critères soient pris en compte comme la présence ou non d’enfants ou d’époux. Si la « tirelire » ne permet pas d’atteindre une telle somme l’état complète, en théorie, ce qu’il y manque. Une telle pension permet difficilement de payer un loyer, sans compter les dépenses alimentaires ou médicales.
Si le retraité décède avant d’atteindre ses 110 ans, son argent épargné devrait théoriquement être utilisé pour les retraites de ses enfants/époux bien qu’en pratique cela n’est pas fait car il y a beaucoup de petites lettres en bas du contrat. L’argent retourne plutôt dans les bourses de l’État (ou des AFP ?).
Autre détail qui a son importance : les AFP étant des entreprises privées, il faut en payer le service. Les frais de « gestion de compte » varient d’une AFP à l’autre. Chaque AFP propose plusieurs types de « tirelires » avec des frais différents mais également des bénéfices différents. Cela fonctionne un peu comme un compte épargne en France, il y a des tirelires plus ou moins risquées qui permettent de gagner plus ou moins d’argent. De ce fait, il est possible que des « tirelires » perdent de l’argent car l’AFP a misé sur le mauvais cheval… Par exemple, durant le premier trimestre de 2020 il y a eu une dévaluation des « tirelires » suite aux manifestations de l’Estadillo Social* survenues fin 2019. Toutes les « tirelires » ont perdu une certaine quantité d’argent en fonction du type de contrat qu’elles avaient. Cependant, les AFP ont déclaré fin avril avoir généré une centaine de milliards de dollars chacune, somme qui a été répartie en primes généreuses entre leurs actionnaires. Il est donc évident que ces entreprises recherchent le profit plutôt que l’intérêt public. Ce système a d’ailleurs été mis en place en 1980 lorsque le Chili se trouvait sous la dictature de droite d’Auguste Pinochet.
Voilà pour ce qui est de l’explication rapide du système de retraite.
Les Chiliens ont débuté en octobre 2019 une sorte de révolution sociale, économique et politique. Ce mouvement s’appelle « Estadillo Social »* et l’une de ses nombreuses demandes est de permettre aux personnes dans le besoin de retirer 10% des économies placées dans leur « tirelire-retraite ».
Une loi permettant ce retrait a été rédigée en 2020 avant d'être votée par la chambre des députés le 08/07 ainsi que le 15/07, puis par le Sénat le 22/07. Il y avait une forte volonté de la population chilienne ainsi qu’une importante pression médiatique pour que cette loi soit promulguée. Avec la crise sanitaire, de nombreuses personnes se sont retrouvées sans emploi et sans prime d’indemnisation. D’autres ont vu leur salaire être grandement diminué et une grande partie de la population peine aujourd’hui à survivre. Cette loi représente pour beaucoup la seule option leur permettant de pouvoir traverser cette crise. Pendant plus de trois semaines de nombreux débats ont été organisés à la télévision (en vidéoconférence) concernant l'utilité d'une telle loi et de ses possibles répercussions.
Le gouvernement a mitraillé d’informations disant que cette loi était anticonstitutionnelle, que cela créerait une terrible crise économique, que les Chiliens n’auraient plus d’argent pour leur retraite, etc. Majoritairement de la désinformation afin d'effrayer les citoyens pour qu'ils n'encouragent pas l'approbation de cette loi. Des AFP ont même envoyé des mails menaçant leurs clients de tout perdre si jamais ils retiraient 10% de leurs « tirelires-retraite ». Au milieu de tout cela, une réalité : le principal problème est que les AFP ne possèdent pas physiquement cet argent que les Chiliens veulent pouvoir récupérer. Pour avoir une idée globale de la somme de ces retraits, elle est calculée à 20 milliards de dollars. Cet argent se trouve théoriquement dans les «tirelires» mais il est plus vraisemblablement placé, côté en bourse. Les AFP le font continuellement travailler pour leur profit. Évidemment, le retirer sera difficile pour eux et fera chuter la valeur de leurs actions.
Toutefois le gouvernement a tenté de riposter au passage de cette loi avec une aide financière afin d’encourager les Chiliens à ne pas retirer leurs économies placées. Il a mis en place une prime adressée à la classe moyenne mais, pour pouvoir la toucher, il faut démontrer avoir perdu au moins 30% de son salaire pendant la pandémie… Les calculs se font en comparant la totalité des salaires de 2019 avec ce qui a été gagné en 2020 jusqu’à fin juillet. Avoir été licencié n’est pas suffisant ! Autrement dit, si un employé a été augmenté début 2020 il peut probablement dire adieu à la prime, de même s’il a été en arrêt maladie en 2019 ou au chômage… Et si la moyenne du salaire mensuel est inférieure à 400.000 pesos chiliens (430€ environ, soit 100€ de plus que le salaire minimum), la prime ne peut pas être perçue. Suivant le même concept, le gouvernement a proposé d’autres primes et également un prêt à intérêt 0 sous certaines conditions.
En conclusion, les efforts du gouvernement pour distraire l'attention des Chiliens et les encourager à ne pas retirer 10% de leur « tirelire-retraite » ne sont pas suffisants.
Depuis plusieurs semaines, on peut voir des dizaines de personnes faire la queue devant les centres d’AFP, avec plus ou moins de distanciation sociale, afin de se renseigner sur le fonctionnement de cette loi, combien pourront-ils retirer, etc.
Le 22 juillet 2020, la loi autorisant le retrait de 10% de l’AFP a été approuvée. Aucune contrainte n’a été imposée concernant les personnes pouvant retirer ces fonds, la seule limite étant le montant maximum de ce retrait : 4 millions de pesos chiliens, soit environ 4300€. Seule la moitié de cette somme sera disponible dans un premier temps et ce dix jours après en avoir effectué la demande. Le reste sera disponible en un ou deux retraits dès le mois suivant.
À partir du 30 juillet débutent les formalités pour retirer 10% du total de sa « tirelire-retraite ». Le formulaire peut se compléter en ligne mais également dans les centres d’AFP, ceux-ci étant pris d’assaut. De nombreux éclaircissements sur les répercussions de ces retraits ont été apportés. L’argent retiré sera réinjecté pratiquement aussitôt (pour rembourser des dettes, payer les services basiques ou de quoi se nourrir) ce qui devrait aider l’économie à repartir plutôt que d’aggraver la crise. De plus, des économistes ont rapidement rassuré les Chiliens en les informant que retirer les 10% de « tirelire » n’entraînerait qu’une diminution mineure de leur pension de retraite. Comme les AFP échelonnent les pensions sur 50 ans, retirer 10% de la somme totale ne créera pas une grande perte mensuelle. Cependant les actions des AFP ayant chuté suite à cette promesse de retrait massif d’argent, les 10% retirés sont inférieurs à ce qu’ils auraient été au taux de l’année précédente puisque les valeurs de ces «tirelires - retraite» ne cessent de changer.
Le lundi 10 août 2020 sont réalisés les premiers virements des AFP vers les comptes des particuliers et on remarque d’interminables queues devant toutes les banques de la ville depuis ce jour-là…
La loi ayant été approuvée suite aux conséquences exceptionnelles de la pandémie liée au COVID-19, il sera possible de retirer ces 10% pendant un an.
Reste à voir si les Chiliens parviendront à réformer leur système de retraite afin d'en obtenir un plus juste et qui leur permette réellement d’assurer leur retraite. Une volonté forte portée par l'Estadillo Social qui reprendra probablement ses manifestations dès que la quarantaine sera levée.
-Merly
*Je consacrerai un texte à l’Estadillo Social et aux revendications politiques, sociales, économiques des Chiliens ainsi qu’aux différentes actions menées tant par le gouvernement que par les citoyens.
Texte très intéressant ! Merci pour ces explications, on dormira moins bête. Et super cochon ;) 🐖